vendredi 6 novembre 2009

Il avait commencé à lire la nouvelle quelques jours avant. Il l'abandonna pour des affaires urgentes, l'ouvrit de nouveau quand il revenait en train à la ferme; il se laissait intéresser lentement par la trame, par les personnages. Cet après-midi là, après avoir écrit une lettre à son fondé de pouvoir et discuté avec le majordome une question de métayages, il retourna au livre dans la tranquillité du studio qui donnait vu sur le parc de chênes. Confortablement installé dans son fauteuil préféré, dos à la porte qui lui apparut comme une irritante possibilité d' intrusions, il laissa sa main gauche caresser quelques fois le velours vert et se mit à lire les derniers chapitres. Sa mémoire retenait sans efforts les noms et images des personnages; l'illusion romanesque le gagna aussi vite. Il jouissait du plaisir quasi pervers de se détacher ligne après ligne de ce qui l'entourait, et sentir à la fois que sa tête reposait commodément sur le velours du haut dossier, que les cigares étaient toujours à portée de main, que derrière les baies vitrées dansait l'air de la vesprée sous les chênes. Mot à mot, absorbé par les choix sordide des héros, se laissant aller jusqu'aux images qui se combinaient et acquéraient couleur et mouvement, il fut témoin de la dernière rencontre dans la cabane de la colline. Tout d'abord, entra la femme, craintive, suivie de l'amant au visage blessé, fouetté par une branche. Elle étanchait admirablement le sang, de ses baisers, mais il rejetait les caresses , il n'était pas venu pour répéter les cérémonies d'une passion secrète, protégée par un monde de feuilles sèches et de sentiers secrets. Le poignard tiédissait contre sa poitrine, et dessous était tapie sa liberté (El puñal se entibiaba contra su pecho, y debajo latia la libertad agazapada.). Un dialogue haletant, plein de désir, courrait entre les pages comme un ruisseau de serpents, et l'on sentait que tout était décidé, depuis toujours. Même ses caresses qui entouraient le corps de l'amant comme voulant le retenir et le dissuader, dessinaient abominablement la silhouette d'un autre corps qu'il était nécessaire de détruire. Rien n'avait été oublié : les alibis, le hasard, les possibles erreurs. A partir de cette heure là, chaque instant avait sa fonction minutieusement définie.La récapitulation impitoyable s'interrompait à peine pour qu'une main caresse sa joue. La nuit commençait à tomber. Sans se regarder, attachés rigidement à la tache qui les attendait, ils se séparèrent à la porte de la cabane. Elle devait marcher sur la sente qui allait au nord. Depuis la sente opposée il se retourna un instant pour la regarder courir cheveux au vent. Il courut à son tour, pour se cacher entre les arbres et les haies, jusqu'à distinguer dans la brume mauve du crépuscule l'allée qui menait à la maison. Les chiens ne devaient pas aboyer, ils n'aboyèrent pas. Le majordome ne devait pas être présent à cette heure là, et il ne l'était pas. Il monta les trois escaliers du porche et entra. Depuis le sang galopant contre ses tempes lui parvenaient les mots de la femme : tout d'abord une salle bleue, ensuite une galerie, un tapis sur un escalier. Tout en haut, deux portes. Personne dans la première habitation, personne dans la seconde. La porte du salon, et alors le poignard à la main, la lumière passant à travers les baies vitrées, le haut dossier d'un fauteuil de velours vert, la tête de l'homme contre le fauteuil, lisant une nouvelle.



Merci Julio Cortazar, merci monsieur Z.